Pour cette veille d'ouverture, je me permets de mettre en ligne une des histoires de mon livre, la truite en héritage. Les dernières heures vont être longues...Une nouvelle saison qui annonce forcément de nouvelles histoires.

Il y a des périodes bien précises dans une saison de pêche qu’il ne faut pas manquer de part leur originalité et leur intensité. Tous les ans, c’est le même rituel et à partir de la mi-avril, je surveille tous les jours un secteur de la rivière où je sais que tout va se passer. Les vairons, qui jusque là vivaient en petites troupes de quelques centaines d’individus bien cachés, sous les protections diverses des bordures, vont se rassembler par millier au même endroit pour frayer. Le vairon fait parti de la nourriture de base des truites au même titre que les larves qui vivent sous les galets de la rivière mais si moi ou d’autres pêcheurs surveillons ce futur rassemblement, que dire des truites, c’est l’évènement du printemps pour elle, l’orgie assurée !    

Je connais depuis de très nombreuses années l’emplacement d’une frayère à vairons, elle réapparait tous les ans sur la même zone à quelques dizaines de mètres près, tous les ans à la même époque à quelques jours près. C’est le même instinct prédateur que la truite possède qui me guide à aller voir tous les jours si ça bouge, car si les truites vont en profiter pour faire du gras facilement, c’est une période de deux ou trois jours pour moi pour capturer des belles truites en nombre. Bien sur, je ne suis pas tout seul à connaitre ce manège, d’où l’importance d’être là avant les autres, d’être présent le premier jour, pour moi aussi profiter de l’orgie à ma façon.

Les vairons pour cette occasion bien spéciale changent totalement d’apparence. Apparaissent sur eux des couleurs rouge orangées avec de curieux petits point blancs ressemblant à une éruption d’acné chez un adolescent. Le rassemblement est impressionnant, il y a des milliers de vairons qui forment un masse mouvante que l’on a malgré tout du mal à observer car situé la plupart du temps dans un petit radier. Il se trouve que cette frayère de vairons que je connais, est au même emplacement que celui des truites l’hiver. Les vairons choisissent le même lieu, un petit radier peu profond où les galets et autres graviers qui jonchent le fond de la rivière sont lavés en permanence. On ne voit jamais dans ces lieux des mousses ou des algues dues à l’eutrophisation et aux chaleurs estivales. Il faut voir une fois dans sa vie ce spectacle fantastique. Les vairons doivent développer lors de leur ébats des émanations importantes, car dès les premières heures, toutes les truites qui habitent aux alentours sont là, autour du banc, elles observent…Tous les gamins ont déjà vu à la télévision une attaque des grands prédateurs marins sur un banc de poissons fourrage comme les dauphins qui piègent les mulets, mais combien connaissent le manège des truites farios sauvages sur les bancs de vairons ? C’est la même chose et c’est tellement beau.

Après une période d’observation, les truites se rapprochent de façon inexorable du banc de vairons qui continuent ce qu’ils ont à faire comme si de rien n’était. Une certaine hiérarchie se forme selon la taille des poissons présents et sincèrement, j’ai l’impression qu’il y a une communication. On a l’impression que les truites savent qu’il y en aura pour tout le monde, qu’il n’est pas nécessaire de se faire la guerre, que la courtoisie est de mise…Oui, la courtoisie ! J’ai observé de nombreuses fois les truites qui se mettent les unes derrière les autres comme le feraient des gens dans une file d’attente avant d’aller au cinéma. La colonne de truite se rapproche à quelques centimètres du banc de vairons très doucement et lorsque la truite de tête se sent prête, elle attaque avec une rapidité et une violence qui ne laisse aucune chance au malheureux vairons qui se trouvaient en bordure du banc. La truite s’écarte ensuite, c’est donc la suivante qui prend sa place et ainsi de suite dans une discipline parfaite, sans heurs, sans précipitation. Une truite durant le frai de ce banc de vairon est capable d’ingurgité plusieurs dizaines d’individus par jour voilà pourquoi je vous parlais d’orgie. Cette scène est si fascinante que plus rien autour n’existe pour moi, je suis obnubilé par le comportement des zébrées autant qu’elles le sont par les vairons. C’est un moment unique qui permet d’avoir à quelques mètres de soi plusieurs magnifiques poissons sauvages dans peu d’eau, à portée de cannes, il ne faut pas passer à côté.   

Cela faisait maintenant plusieurs jours que j’allais voir tous les matins avant de partir au boulot voir si les vairons étaient là. Les matins précédents, rien ne laissait présager que le rassemblement allait avoir lieu mais malgré tout, je retournais sur place. Ce jour là, la chaleur ce faisait déjà sentir très tôt en journée et la vision de la rivière me donnait déjà le sourire et ma dose de bonne humeur pour les heures suivantes. Je remontais la rivière comme à mon habitude par le petit sentier qui l’a borde sans trop tergiverser en allant droit au but. Après quelques minutes de marche, le radier se trouvait devant moi. En écartant légèrement les branches de saules, j’avais une vue quasiment complète de la zone et rien ne pouvait m’échapper visuellement. Encore moins cette grosse boule foncée au fond de la rivière avec la dizaine de barres jaunes rayées qui se situe derrière elle !

L’excitation me gagne comme tous les ans, elles sont là !  Je suis persuadé en plus d’être le premier à les voir, hier, il n’y avait rien. Je reste là sans bouger trois à quatre minutes à regarder les attaques les unes après les autres, à repérer bien sur les plus grosses truites de la bande, à les compter, à bien faire attention qu’il n’y en ait pas d’autres un peu plus loin en attente. La plus grosse erreur est de croire que c’est facile, il ne faut surtout pas faire n’importe quoi. Bien que les truites soient obnubilées par leurs proies, il faut les approcher discrètement. Il m’arrive de le faire à genoux dans l’eau et de me retrouver à deux mètres des vairons et des truites. On est parfois tellement près, que les vairons se réfugient dans les pieds du pêcheur suite aux attaques successives des truites, quand je vous dis que c’est hors norme comme situation de pêche ! Ce matin là, je prendrai deux truites de cinquante centimètres et j’en perdrai deux autres un peu plus petites à la suite de décroches. Je n’ai pas su intéresser les deux plus belles qui pour moi avoisine les soixante centimètres. Malheureusement, il est temps pour moi d’aller travailler. Avant ça, je passe à la maison me changer. Mon fils n’a pas école ce jour là. Il n’a pas encore douze ans à cette époque, mais je tente de le motiver pour qu’il aille voir ces poissons dans l’après midi. Je lui explique qu’il y a deux très grosses truites qui n’ont pas voulu de ma bestiole. Le gosse est hésitant mais il me dit qu’il va appeler Denis, pour qu’il aille avec lui. Thibaut n’est jamais très chaud pour aller pêcher seul, et il est vrai que son parrain Denis est en arrêt suite à un accident du travail qui a failli lui coûter la mobilité de sa main gauche. Denis est mon meilleur ami, je le connais depuis tout gosse. C’est lui qui m’a monté ma première mouche, c’est avec lui que j’ai le plus de souvenirs à la pêche. C’est un garçon qui est toujours là, qui ne triche pas, qui a toujours répondu à mes appels, un garçon à l’amitié fidèle que toute ma famille porte très haut en estime. Un ami, un vrai.

Alors que je suis parti m’enfermer dans l’usine pour mes huit heures de travail quotidien, Denis et Thibaut se sont entendus pour aller à la pêche. Denis est avant tout un pêcheur en sèche, un amoureux des gobages. Il possède un geste remarquable et il m’est toujours agréable de savoir Thibaut avec lui à la rivière, car je sais qu’il apprendra chaque minute. Ces deux là s’entendent très bien, Denis est mon complément dans l’éducation de Thibaut, c’est un homme de nature par excellence, il connait les bois, la rivière, les champs et tout ce que possède notre campagne comme sa poche. Malheureusement, sa main gauche est très abimée. Il a tout juste la sensation de la soie dans les mains et à toutes les difficultés du monde à pourvoir propulser sa mouche là où il le souhaite. Vous pouvez dons facilement imaginer son impossibilité à changer de mouches lui-même. Thibaut et donc resté près de lui pour lui faire ses nœuds au besoin. C’est une scène plutôt cocasse, le filleul redonne à cet instant ce que le parrain lui a apporté pendant les années précédentes. 

Denis est au courant pour la frayère à vairons et il sent bien que le gosse est impatient d’aller la voir. Ils sont à deux mètres tous les deux du radier. Denis propose au gamin de le laisser pour aller tenter les poissons que j’ai laissé le matin et pourquoi pas, d’éventuels nouveaux venus. Le gosse ne se fait pas prier, il arrive à son tour devant le radier et voit lui aussi les vairons accompagnées des truites. Avant de partir, je lui ai laissé des consignes pour augmenter ses chances de réussite. Il se place sous le gros freine qui propose une zone d’ombre à cette heure là. Un endroit qui empêche les truites, si près soit elles de voir le pêcheur. La tactique est simple. J’ai dis le matin à Thibaut de leur passer un très gros  gammare bien plombé en tentant de leur soulever le plus près possible de la gueule. Le radier est peu profond mais il possède un courant soutenu malgré tout. Il faut aller les chercher car en plus, les truites sont clouées au fond, au même niveau que les vairons. En aucun cas elles vont regarder ce qui leur passe au dessus de la tête. Il faut provoquer un réflexe d’attaque pour espérer combattre une de ces belles. Selon les situations ou plutôt les rivières, les façons de faire diverges, les croyances des pêcheurs aussi. Beaucoup utilisent les têtes orange, d’autres des streamers ou que sais-je encore. Moi, je crois énormément à la grosse nymphe soulevée juste devant la truite de façon très sèche et j’avoue ne pas à avoir à me plaindre des résultats.

Thibaut à bien sur mis dans sa ligne de mire les deux plus grosses truites. Oui, les deux farios qui avoisinent les soixante centimètres sont toujours là, elles n’ont pas bougé depuis le matin. Mon fils, qui suit les consignes du papa à la lettre, tente en premier la truite qui se situe le plus en aval. Après quelques passages, la truite se saisie du gammare. S’en suit un ferrage puissant avec un combat finalement très court car le poisson va se décrocher assez vite. C’est vraiment dommage, car pour pêcher dans ce genre de situations, on utilise un fil de gros diamètre comme le seize centièmes avec ces imitations sur hameçon de dix  pour nous donner toutes les chances de succès.

Ce n’est que partie remise puisqu’il y a toujours un autre gros poisson qui est là occupé à se régaler dans les vairons. Pour l’anecdote, je me souviens d’une truite prise au même endroit l’année d’avant avec pas loin de 6 vairons visibles dans sa gueule au moment de la décrocher. C’est vous dire à quel point les truites ne sont pas là pour rigoler !

Thibaut se concentre sur ce nouveau poisson qui je le rappelle n’a absolument pas bougé pour  moi depuis le matin, tout comme celle qu’il vient de décrocher d’ailleurs. Comme la première, ce poisson va engloutir d’un coup de gueule violent le gammare monté sur hameçon de dix. Le combat s’engage avec d’un côté, une truite qui n’est pas loin d’être la conscrite du pêcheur qui tient la canne. J’exagère un peu, mais pas tant que ça. Thibaut n’a pas encore douze ans ce jour là et la truite au moins six ans à mon avis. Thibaut subit un peu le combat mais le profil de la rivière lui permet de suivre le poisson sans trop de difficultés. Il en profite donc et son fil de gros diamètre lui est d’une aide non négligeable également. Il ne possède pas d’épuisette, il faut dire que c’est son premier poisson de taille en pêchant sans son papa. Il a l’idée d’entrainer la truite près d’une petite gravière qui va lui permettre de l’échouer. Le gamin est aux anges et crie de toutes ses forces le prénom de son parrain.

Denis qui est deux mètres plus en aval l’entend aussitôt. Il sort de l’eau et le rejoins aussi rapidement que possible. Denis est forcément admiratif, il a devant lui un gamin de onze ans, son filleul, avec un poisson de soixante centimètres ! Denis va s’empresser de faire une photo et féliciter chaleureusement son filleul. Thibaut, qui n’a jamais tué une truite, remettra à  l’eau cette beauté que la rivière d’Ain lui a offerte. La pêche est finie pour ces deux là, comment continuer après un tel coup de ligne. Ils savourent tous les deux, Thibaut lui raconte tout dans les moindre détails comme il le fera avec sa maman en rentrant et avec moi le soir.

Moi, dans mon coin, alors que mon fils venait de prendre sa plus grosse truite, je ne savais rien. Je ne me doutais de rien. Le message électronique reçu en fin d’après midi sans aucun commentaire, avec uniquement une photo m’a mis la larme à l’œil. Mon fils était accroupi, dans l’ombre d’un freine que je connais que trop bien, avec le soleil qui éclairait la rivière derrière lui. Il présentait un poisson magnifique que j’ai cru reconnaitre, un poisson que bien des pêcheurs rêvent de prendre après des dizaines d’années à pêcher, un poisson bien jaune, typique de gravière. J’ai eu ce jour là beaucoup de mal à finir ma journée, le trajet pour rejoindre mon domicile n’a jamais été aussi long. Je suis rentré, j’ai ouvert la porte, Thibaut se trouvait dans le canapé confortablement installé avec sa maman et ses sœurs à regarder la télévision, nos regards se sont croisés avec chacun un sourire qui en disait long sur notre satisfaction ainsi que notre fierté commune. Je souhaite à tous les papas qui liront ce récit de vivre la même chose  que moi avec leur fils ou leur fille car ça n’a pas de prix.      

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