Je ne sais pas ce qu’il en est pour vous, mais de mon côté, depuis que la passion de la pêche est ancrée en moi, je fais souvent le même rêve. Il m’aide à m’endormir, il m’aide à m’évader, il m’aide à passer de meilleures nuits, il m’aide à croire que c’est possible…Régulièrement, je rêve d’une truite pas comme les autres, d’un poisson fou, d’une chose peu commune, d’un combat dantesque et indécis, d’une immense joie, d’un rêve qui deviendrait peut-être un jour réalité. Je le fais depuis 29 ans au moins une fois par semaine.

J’ai déjà eu la chance de capturer des gros poissons, mais jamais là où mon rêve se déroule. Oui, parce qu’avec mon esprit un peu tordu, les truites que j’ai prise ailleurs que sur ma rivière m’ont donné du plaisir, certes, mais elles sont à des années-lumière de cette joie que je devine dans mon rêve. Cependant, cela ne m’a jamais obsédé. C’est un doux rêve qui n’a pas eu le pouvoir de modifier ma façon de concevoir la pêche bien que j’ai essayé de me convaincre du contraire à un moment donné. Je suis vite revenu en arrière. Je me suis toujours dit que si un jour je devais avoir la chance de capturer un gros poisson sur la haute rivière d’Ain, cela se ferait au hasard de la rencontre, en pêchant les truites les unes après les autres sans me triturer l’esprit plus qu’il ne faut.

Mais venons-en à notre histoire du jour. Une nouvelle journée a débuté sans que je fasse mon rêve la nuit précédente d’ailleurs. Ma chérie ne travaillait pas, mais elle voulait roupiller un peu en profitant de sa matinée. Du coup, je ne pouvais pas décoller avant 8h30 car il fallait emmener Lilou, ma plus jeune fille, à l’école. Un nouveau matin « routine » avec une bonne heure passée à l’étau. Et puis, vers 7h45, Laeti me dit que finalement elle va se lever et emmener la gosse, pffffff, compliqué les femmes ! Bref, ni une ni deux, je prends mes affaires direction la rivière en me disant que j’aurais pu y être depuis un bail. Dès mon arrivée, je regarde une trouée sur une berge haute. Je vais piquer une truite assez rapidement puis la casser durant le combat. Un peu trop encombré le coin à vrai dire. La matinée se passe tranquillement ensuite. Je suis resté assez longtemps au même endroit pour observer une belle truite qui se nourrissait sous un bouquet de saules. Je savais que je ne pouvais pas la pêcher, mais c’était tellement beau. Regarder un poisson se nourrir alors qu’il est en pleine confiance, c’est vraiment un spectacle magnifique. Je suis resté pas loin d’une demi-heure en faisant mon voyeur alors que mon temps était compté. Je devais aller au boulot et partir en fin de matinée. Mais bon, la prise de bon temps reste prioritaire sur la prise de poisson chez moi. Après avoir baguenaudé à droite et à gauche, j’ai voulu terminer ma partie de pêche par un joli coup de ligne si possible en fouettant. Il fallait pour ça trouver un poisson dans un endroit dégagé sur une gravière. J’ai donc décidé de rentrer dans l’eau en me positionnant presque au milieu de la rivière. Je me suis mis à remonter très très lentement en regardant un peu partout devant moi. Assez vite, j’ai aperçu un poisson plein amont. Lancer, poser, prise de nymphe et pendu ! Heureux le pêcheur. Remise à l’eau de ce poisson de 40 cm environ et j’ai continué à progresser. Il me restait un peu de temps avant de partir. Toujours la galère de pêcher en regardant sa montre, mais je me dis finalement que c’est toujours mieux que de ne pas pêcher du tout.

Tout en remontant doucement le courant, un bruit a fini par m’interpeller sur la rive droite. Ce bruit que les pêcheurs de la basse rivière d’Ain connaissent très bien. Vous savez, ce petit « Klop » que les zébrées fond en se gavant de gammares le nez collé contre la berge. Effectivement, en me laissant guider par le son, je suis tombé sur la preuve visuelle d’une présence. Des petites ondulations sortaient de la berge, un nez perçait la surface de l’eau. Bon, ce n’est pas le fameux coup de ligne que je voulais faire, mais avant de partir au boulot, je m’en contenterai. Il s’agit de prendre sérieusement ses précautions dans l’approche, qui plus est lorsque l’on est dans l’eau. Le poisson était posté dans une hauteur d’eau égale à la sienne, soit pas grand-chose. Méfiance !

Je me suis approché pour tenter une arbalète, car rien d’autre à faire, bien trop encombré une fois de plus. Arrivé assez près, j’ai vu ma truite, pas un monstre, un peu en dessous des 40 centimètres à mon avis. Elle se gavait comme jamais. Les gammares n’avaient pas la belle vie. Pour bien vous situer, je suis entre 3 et 4 mètres de la berge. Je l’ai observé un peu avant de la tenter parce que je ne me lasse jamais d’un tel spectacle. Et puis un truc m’a attiré le regard, là, au fond. La berge en fait se creuse très vite pour former une petite cuvette avec une hauteur d’eau d’environ 1.20-1.30 m je pense. J’avais moi-même de l’eau jusqu’à la ceinture environ. Il y avait posé sur les galets un poisson. Je distinguais au moins une zébrure. Je ne voyais ni la queue, ni la tête, juste un petit bout du corps. La zone d’ombre, le mauvais reflet, mon positionnement, bref, tout cela m’empêchait d’en voir plus. Du coup, ce poisson ne m’a pas attiré sur l’instant. Pour moi, c’est une truite de 45-50 à moitié en dormant. Bref, pas intéressant au contraire de la 37-38 qui bouffait comme une morte de faim ! Je  privilégie toujours le poisson actif sans distinction de taille, par habitude et par plaisir. J’attaque donc la truite collée à la bordure dans point d’eau. Je suis certain d’être un peu lourd, mais trop feignant pour changer de nymphe. Du coup, c’est la sanction immédiate et sans appel, refus. Elle est retournée sous la berge mais avec un comportement un peu sous tension, nerveuse la truitasse. Tant pis, je décide de tenter l’autre au fond du coup parce que si j’essaie de nouveau la plus petite, je risque de la faire barrer et c’est mort pour les deux. Pas simple la truite au fond. Je ne voyais pas la tête. Pas grand-chose en fait. J’ai arbalèté deux fois en devinant que ma nymphe n’avait pas eu le temps de descendre assez. Je me suis décalé très légèrement pour me donner un autre angle ce qui m’a permis à la tentative suivante de pouvoir lancer mon gammare JFD hameçon de 16 un poil plus loin. Là, c’est bon, je suis sûr de moi, la nymphe aura le temps de couler. Comme je ne voyais pas la tête, j’ai suivi le fil en surface attentivement. Au moment où j’ai pensé être devant le poisson, j’ai fait une petite animation d’un mouvement bien vertical et presque fil tendu pour « sentir » puisque je ne voyais pas. J’ai animé sur à peine quelques centimètres et j’ai de suite senti une légère résistance. Je n’ai bien évidemment pas cherché à comprendre. Gros ferrage et bridage en règle pour monter cette 45 en surface dans la foulée. Alors, c’est bien monté en surface comme prévu, mais par contre, c’était un poil plus gros que 45. Forcément, quand on voit enfin la queue et la tête, ça fait des morceaux en plus !!

-Mon Dieu, mais qu’est-ce que je tiens là !

Ce premier patassage en surface fut ultra violent. Le poisson s’est mis à tourner dans tous les sens en tapant son énorme caudale à la surface et en brassant de l’eau, je n’avais jamais vu ça avant. C’était tellement violent, parce que c’est vraiment le terme approprié, que je n’ai même pas tenté la mise à l’épuisette de suite (ce qui avec le recul aurait pu se faire, mais avec une ouverture d’épuisette bien supérieure). Franchement, malgré le fait d’être très proche, je ne l’ai pas senti, certainement aussi parce que j’ai été très surpris de voir un tel poisson pendu à mon bas de ligne. Je me suis trompé un chouilla, vraiment rien ! J’ai profité de cet instant où la truite était vulnérable pour me positionner entre elle et la berge. J’ai vite compris qu’il fallait l’emmener au milieu du lit de la rivière et éviter tous les obstacles du bord. Ma manœuvre a eu l’effet escompté. Le poisson a vite repris le fond de l’eau pour un premier rush d’une puissance phénoménale. En deux coups de caudale, elle était déjà berge opposée. En plus, je venais à peine de changer de matériel. J’ai repris la GLX en soie de 5 avec un nouveau moulinet, le Dry Fly. Du coup, en particulier avec le moulin, je n’étais pas serein dû au manque d’expérience avec celui-ci. Je suis arrivé malgré tout à maitriser la situation. Le combat s’est déroulé en fait avec une intensité de tous les instants. J'étais en 14 centièmes en pointe, un fil d’une finesse ridicule pour un tel poisson, mais plus le choix, il a fallu faire avec. Heureusement, je connais parfaitement mon fil pour pêcher avec le même depuis des années. Je suis toujours à la limite de la casse en bridant au maximum sans laisser un seul instant à la truite de croire qu’elle peut me fausser compagnie. La truite revient sur le milieu de la rivière, on a déjà descendu 50-70 mètres de rivière. Là, il doit se passer une à deux minutes où je ne fais pas grand-chose si ce n’est maintenir une pression maximum sur le poisson. Elle force en luttant aussi contre le courant au lieu de s’en aider en dévalant. Il ne se passe pas grand-chose une fois de plus, mais je suis conscient qu’elle perd beaucoup d’énergie lors de cet épisode. Ce n’est pas la seule, mon bras commençait à se crisper. A force de brider comme un sourd, je l’ai amené de nouveau en surface en tentant une première mise à l’épuisette. Le courant était encore assez fort, j’avais de l’eau sous le gilet, la truite allait à gauche, à droite, bref, je n’y arrivais pas. Elle est revenue encore un fois en surface, deuxième essai, deuxième échec. Mais là, elle est passée pas loin en touchant le bois de l’épuisette. Mon bras me brulait, l’avant-bras pour être plus précis. C’était terrible ce qui m’arrivait, cela ne me l’a jamais fait auparavant. Troisième tentative, la truite était fatiguée, mais je n’arrivais pas à l’amener à l’épuisette, je n’arrivais tout simplement plus à tirer sur la canne, mon bras était tétanisé. Le stress de la perdre, l’évènement, la tension du moment, je ne sais pas, j’ai perdu durant quelques secondes toute ma lucidité. J’ai commencé à paniquer parce que je savais que je perdais le fil du combat, que je ne maitrisais plus tout à fait mon sujet. 

La truite l’a senti elle aussi. Il y avait moins de tension dans le fil, elle en a profité pour reprendre confiance et me refaire un rush de folie en direction de la rive gauche en cherchant l’aval cette fois pour s’aider du courant. Je l’ai freiné deux fois sans pouvoir malgré tout la contrer complétement. Elle a fini par atteindre la berge. Je n’ai pas eu la lucidité de l’empêcher de le faire et j’ai senti que j’allais le payer sèchement. Elle est passée sous un premier saule, un deuxième puis elle est arrivée dans un tas de grosses branches mortes qui trempaient dans peu d’eau. Je n’ai pas pu la stopper, c’était terrible ce qui se passait à cet instant précis ! La voilà qui est arrivée à passer la première branche !

-Noooooooooooooon !!! Je me mets à crier ! Noooon, pas ça !

Je ne suis plus en mesure de faire quoi que ce soit, c’était trop tard. Après avoir été acteur, je suis devenu un spectateur angoissé. Elle a passé toutes les branches, je voyais mon bas de ligne glisser au milieu de tout ça, impuissant. Le bas de ligne glisse jusqu’à stopper. C’est mort, je ne sens plus le poisson. La truite se mets à donner deux coups de tête, le fil ne casse pas. Merci à l’élasticité du bas de ligne. Après le deuxième coup de tête, elle bascule miraculeusement sur le côté…Au bout du rouleau. C’était ma chance, j’ai lancé ma canne dans l’eau puisqu’elle ne me servait plus à rien. Manche de l’épuisette main droite et cercle de celle-ci main gauche, j’ai alors foncé dans le tas de bois sans chercher à comprendre. Je suis allé droit dedans en cassant un peu tout sur mon passage pour ramasser un peu comme je pouvais ce poisson enfin dans la filoche avec un soulagement immense. Quel scénario !

-Elle est vraiment énorme !

Pliée en deux dans l’épuisette, sa grosse tête me marque tout de suite l’esprit. C’est réellement à cet instant que j’ai réalisé que j’avais mon rêve entre les mains. Ce fut une émotion tellement forte qu’elle est difficilement descriptible. J’avais déjà tellement vécu virtuellement ce moment. Et puis cette fantastique incompréhension, je croyais quand même attaquer une truite de 45-50. Incroyable, improbable, impensable, la pêche quoi ! C’est ce qu’il y a de fantastique dans notre passion, rien n’est écrit et tout est possible. J’ai repris peu à peu mes esprits. J’ai récupéré ma canne dans l’eau, le passage que j’avais fait dans les branches mortes ayant libéré mon bas de ligne en le cassant.

La truite était exténuée. Malgré un combat assez court (pas plus de 5 à 6 minutes à mon avis), l’intensité de celui-ci et les forces qu’elle a mise dedans l’ont bien secoué. Je ferais une photo en la sortant de l’eau vite fait (2-3 secondes max) pour ensuite la laisser dans son élément sans la toucher. Sans vous mentir, elle est restée à côté de moi sans bouger 7 à 8 minutes. Elle reprenait ses esprits tranquillement. Cela m’a laissé tout le temps de l’admirer et de savourer mon plaisir. Cette scène, je ne l’avais pas rêvé, c’est le bonus qui va bien. Quel honneur d’être à côté d’un tel poisson, de pouvoir la regarder d’aussi près, de lui parler. Je ne suis pas une référence dans les gros poissons et j’ai n’ai pas beaucoup de vécu dans ce domaine, mais quelle belle truite. Une caudale et une adipeuse aux mensurations impressionnantes. Une grosse tête aux mâchoires surpuissantes avec une belle bosse à la nuque. Un poisson lourd, bien formé, musclé, beau. Ce qui venait de se produire s’était passé comme dans mon rêve, vraiment exactement pareil, si ce n’est que dans mes pensées nocturnes, je ferrais plutôt le poisson sur une dérive de folie à distance. Mais franchement, je vais me contenter de ce coup de ligne pour ce poisson fabuleux.

Bien sûr, pas de mètre et encore moins de peson. J’avoue que je n’accorde que très peu d’importance à tous ces chiffres, mais je savais pertinemment que c’était la première question que l’on allait me poser.

-Alors, elle fait combien cette truite ?

J’ai donc pensé à prendre un repère sur ma canne en m’appliquant du mieux possible. Je suis en mesure de vous dire que mon rêve devenu réalité mesure en fait entre 70 et 71 centimètres. Pour le poids, je n’en ai strictement aucune idée. Les spécialistes spéculeront là-dessus.

Ce qui m’importe, c’est le fabuleux souvenir qu’elle va me laisser à vie, c’est les intenses émotions qu’elle m’a donné, c’est les quelques larmes qui ont coulé sur mon visage lorsque j’ai réalisé, c’est les pensées que j’ai eu pour mon papa, mon grand-père, André et mon fils (le seul regret dans cette histoire, qu’il n’était pas avec moi pour partager ce moment fabuleux). C’est, au-delà des mensurations si importantes aux yeux de certains pêcheurs, tout cet ensemble, ce rêve inaccessible quelques heures plus tôt devenu enfin réalité après 29 ans à parcourir assidument les berges de la haute rivière d’Ain. Prendre un tel poisson sur la rivière que l’on aime tant, c’est vraiment unique. Cela a une valeur à mes yeux incommensurable. Je connais très bien ces truites de la haute rivière d’Ain pour en avoir pris une ou deux durant toutes ces années, je sais à quel point voir un tel poisson est une chose rare. Je suis tellement heureux…Que sa vie soit encore longue. Merci pour le plaisir que tu m’as donné belle zébrée.

Beaucoup de pêcheurs ont un rêve qui est de prendre un gros poisson, le mien était de le prendre uniquement sur la haute rivière d’Ain et pas ailleurs. Je suis aujourd'hui un pêcheur comblé.

Je ne sais pas encore à quoi va ressembler mon prochain rêve, mais j’imagine bien le même genre de poisson, sur la même rivière, mais cette fois-ci avec mon fils Thibaut tenant la canne et moi à ses côtés tremblant comme une feuille jusqu’à la mise à l’épuisette. Oui, mon prochain rêve devrait ressembler à cela.

Un poisson fantastique

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Le moulinet devient ridiculement petit à côté de l'adipeuse.

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Reprise des esprits après un combat dantesque et indécis.

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