A l’époque où je pêchais avec André Terrier, il y avait sur la haute rivière d’Ain une formidable population d’ombres communs. Rien à voir avec aujourd’hui malgré plus de 20 ans d’interdiction de sa pêche, ce qui est assez évoquant d’ailleurs.

André Terrier comme bien des pêcheurs à la mouche adorait ce poisson. Il le pêchait de toutes les manières possibles avec "un fouet". En sèche, en noyée, en nymphe à vue ou encore au fil. Enfin, on parlait plutôt de ratafouillette entre nous. Dans le domaine de la pêche en nymphe à vue, André a même eu pendant très longtemps au catalogue des mouches Devaux une collection de nymphes à ombres, les A.T.O. Série aujourd’hui disparue de ce même catalogue au même titre que les A.T.T ou la série étiage. Seule rescapée, les A.T.E. Mais passons sur ces détails historiques que regrettent finalement de moins en moins de monde.

Les jeunes pêcheurs qui foulent de nos jours les berges de la haute rivière d’Ain ne peuvent pas se rendre compte de la densité d’ombres qu’il pouvait y avoir sur certains parcours. Déjà, ce poisson était présent partout, mais sur certains secteurs, c’était carrément la folie. André m'a appris à pêcher ce poisson à vue sur le parcours du Bourg de Sirod qu’il affectionnait énormément. Nous pêchions en aval de la petite maison en bord de route. Les ombres se tenaient principalement sur les gravières. Les plus gros arrivaient à se cacher sous les saules de la berge d’en face. Toutes les classes d’âge étaient représentées. C’était le terrain de jeu idéal pour apprendre et comprendre surtout. J’avoue qu’au tout début, j’avais du mal à les tromper en les pêchant à vue. Là où c’était plus facile pour moi, c’est en les pêchant à la ratafouillette, c’est la technique que j’ai maitrisé en premier. Et que dire d’André dans ce domaine. Il avait une aisance incroyable.

Il faut bien se mettre à l’esprit qu’à la fin des années 80, il était le seul à pêcher comme ça sur les parcours de la haute rivière d’Ain. On était deux une fois qu’il m’avait éduqué à sa technique. C’est bien simple, à chaque fois que l’on pêchait un nouveau courant, c’était un festival. Pour donner une idée aux plus jeunes (je pense aux pêcheurs de notre club) qui pratiquent des parcours connus comme « Sous chez Bouquerod », les veines d’eau courantes où l’on traverse en aval du grand pré, c’était 10 à 15 ombres de pris de 30 à 45cm par partie de pêche, rien que là. J’ai 42 ans, je ne suis pas encore un ancêtre. C’est quand même terrible ce changement en si peu de temps.

Pour ma première ouverture de l’ombre avec André, j’ai le souvenir de n’avoir rien pris. Je bredouillais souvent à mes débuts. Mais André m’avait glissé mon quota de poissons dans mon panier en osier. L’abondance nous aveuglait, c’est certain. Les ombres pullulaient et on prélevait sans trop chercher à comprendre.

J’ai le souvenir d’une ouverture de l’ombre bien particulière par contre. La pêche de ce poisson fabuleux ouvrait chez nous le troisième samedi du mois de Mai. On attendait cette date avec impatience car c’était aussi pour nous l’ouverture de la pêche à la mouche sur la rivière d’Ain. Oui, durant ces années là, seules les rivières où l’ombre était absent étaient autorisées à la mouche dès le mois de mars. Je ne me souviens plus quel âge j’avais, il me semble que j’étais déjà majeur. Ce jour là, la rivière était complétement marron. Une crue assez importante touchait tout le bassin de l’Ain. Un gros orage la veille de l’ouverture avait anéanti bien des espoirs. Car oui, l’ouverture de l’ombre déplaçait un peuple pas possible. Cela venait de tous les départements voisins. Je ne me suis jamais imaginé combien d’ombres pouvaient être prélevés durant un week-end d’ouverture avec de bonnes conditions, cela devait être un chiffre aujourd’hui impensable. A cette époque, on avait le droit de conserver 5 ombres par jour. Nombre de poissons adultes que l’on doit avoir en tout et pour tout sur le parcours de notre AAPPMA aujourd’hui !

La crue avait donc dissuadé bien des pêcheurs, presque tous en fait, sauf deux ! Nous avions prévu avec André de faire cette ouverture quoi qu’il arrive. Il est donc passé à la maison me prendre et je suis monté dans l’alfa comme si de rien était. Heureux de partir à la pêche avec lui, tout simplement.

Nous nous sommes rendus à Syam. André s’était garé au transformateur avant le pont comme à son habitude. On entendit la rivière dès la sortie de la voiture comme si on avait les pieds dedans, ça commençait très pas mal. André m’avait dit qu’avec un tel niveau, les ombres ne seraient pas partout. Et là, dans le bras de l’Ain juste en amont de la confluence avec la Saine, il pensait bien les trouver. Il y avait juste un souci, pas grand-chose en fait, il fallait traverser la rivière pour bien pêcher la bordure de la veine d’eau centrale où André pensait qu’on allait trouver nos ombres d‘ouverture. Un détail dans une rivière en crue !

Arrivés au bord de l’eau, André m’a proposé de traverser à deux en se tenant pour avoir plus de maintien. On s’est donc agrippé l’un à l’autre et nous avons commencé à traverser. La rivière poussait vraiment fort, mais nous avons réussi à traverser malgré tout. J’ai juste perdu mes polarisantes dans un mouvement de bras pour reprendre mon équilibre qui était très précaire, il faut bien le dire. Mais c'était quand même mieux qu'un bain forcé.

Le but était atteint. Nous nous sommes placés pour en fait pouvoir peigner la bordure de la grosse veine d’eau principale. En crue, la hauteur d’eau est importante mais le courant faible sur une bordure de quelques mètres à cet endroit, encore aujourd’hui. Pour André, les ombres allaient se réfugier là, il en était certain. De mon côté, je lui faisais une confiance aveugle. J’étais encore en apprentissage. Je l’étais en permanence à ses côtés. On s’est donc mis à ratafouiller de bon cœur et avec le sourire, c’était l’ouverture de l’ombre quoi ! Rien ne nous aurait empêchés de pêcher ce jour-là. Après une bonne heure, rien de rien. Soit cela venait de nous, soit les ombres n’étaient pas là. Et difficile de bouger de secteur pour aller voir ailleurs, on était condamnés à les trouver là. Les billes tungstènes n’étaient pas encore sur le marché, on pêchait donc avec des alzanes classiques (Série ATT) plombées avec une rangée et demie de plomb 6 dixièmes sur du 12B401, je m'en souviens comme si c'était hier. Mais il fallait se rendre à l’évidence, si les poissons étaient là, ils devaient avoir le nez planté au fond. Il fallait donc être plus lesté pour espérer les atteindre. On s’est donc mis à faire des chapelets de plomb sur le fil au dessus de nos nymphes. On était dans la finesse, la vraie ! Il faillait absolument que l’on prenne notre premier ombre de la saison.

Avec les plombs cela devenait compliqué de lancer. Il fallait éviter de toucher le scion sous peine de le casser. Sur une dérive qui me paraissait être comme les autres, mon fil s’est arrêté brusquement. J’ai donc mis un gros ferrage au cas où. Pendu ! Je l’ai crié bien fort tellement j’étais content. C’était un bel ombre maillé. Ils sont bien là me lançait André. Oui, ils étaient juste devant nous. On passait trop léger depuis bien trop longtemps. Ce premier poisson nous avait motivé ! On était devenus plus attentifs, plus appliqués. Nous avons encore pêché une bonne heure et pour la petite histoire, j’ai repris deux autres poissons. André quant à lui n’avait rien pris, il avait décroché mais rien mis au sec. Il était furieux.

Nous avons eu bien du mal à retraverser la rivière pour rejoindre la berge où était garée la voiture une fois la partie de pêche terminée. Quand nous sommes arrivés à celle-ci, André m’a demandé de lui donner un ombre. Il m’a sorti cela tel que : « Donne moi un ombre s’il te plait. Sinon, jamais mes femmes vont croire que j’étais à la pêche ! »

J’en rigole encore tout seul. C'est bien simple, sur les dix saisons que j’ai passé à pêcher avec André, c’est la seule et unique fois où j’ai pris plus de poissons que lui. Je peux vous dire que cette partie de pêche est bien ancrée en bonne place dans ma mémoire.

Il y a eu en fait une autre journée, mais André n’était plus le même. C’était la dernière fois qu’il a pêché et j’ai eu le privilège d’être à ses côtés. Je vous raconterais cette journée certainement dans le futur…