Une journée qui débute comme toutes les autres par un réveil très matinal. Comme de coutume, je ne me pose aucune question sur mon emploi du temps à venir pour les heures qui arrivent. Direction mon atelier de montage après un petit déjeuner sur le pouce pour récupérer mon gilet, mes polarisantes ainsi que ce fourreau noir d’où dépasse sur le côté un petit drapeau américain. La neuf pieds soie de cinq en deux brins est à l’intérieur, toujours prête à servir à la moindre occasion. Je sors de la maison en faisant le moins de bruit possible pour ne pas réveiller Lætitia et les enfants. Mon jeune chien profitera du temps où je me glisse dans les waders et enfiler mes chaussures pour se dégourdir les pattes.

J’ai pour habitude de m’habiller directement à la maison lorsque je pêche à proximité de mon domicile. Le chien rentré, je peux sauter dans ma voiture avec une envie folle de retrouver la rivière. Elle m’a tellement manqué. Je décroche l’épuisette de mon dos pour la placer entre moi et la portière, le fourreau de canne entre les deux sièges avants et c’est parti…Pas très loin toutefois. Le privilège d’avoir la rivière d’Ain à quelques centaines de mètres de chez soi est inestimable, je le sais, j’en suis conscient et j’en profite au jour le jour depuis près de trente ans.

La voiture vient de passer les dernières habitations que le chemin blanc se profile déjà devant moi. La descente est raide, le chemin scabreux, la rivière est là, juste au bout…Aucune voiture sur le parking en bas. Je peux dans ce cas me garer n’importe où, mais non, j’ai ma place, celle où j’ai l’habitude de me mettre. Je sors, j’attrape ma canne en la sortant du fourreau. Il me reste à imbriquer les deux brins ensemble tout en faisant attention à leur alignement. Le bas de ligne est bon, il l’est toujours d’ailleurs, car j’essaie de le refaire, au moins au niveau de la pointe, à la fin de chaque parties de pêche précédentes.

Quelques mètres seulement me séparent de l’eau, de l’endroit où je me sens le mieux.

Les deux geais qui s’envolent sur la berge opposée à mon arrivée en faisant un bruit du tonnerre me confirment que je suis le premier sur les lieux.   

La rivière est magnifique, claire, calme, attirante, apaisante, magique…C’est elle que je regarde avant tout, c’est pour elle que je viens aussi souvent, c’est elle qui me donne ce que personne ne peut faire à sa place.

Et puis, le pêcheur prends le dessus, je commence à observer les insectes, écouter les différents bruits autour de moi, m’immiscer à l'aide du regard sous la surface de l’eau pour tenter de localiser une des reines de ces lieux. La truite, ce poisson qui hante mon esprit jours et nuits depuis tant d’années, je la cherche avec une grande concentration, je veux maintenant absolument la trouver, c’est mon unique but. Polarisantes sur le nez, je scrute tous les mètres cubes d’eau devant moi.

Là, devant moi, à tout juste douze petits mètres, elle est là, posée sur le fond, les deux pectorales en action, la caudale en mode ondulations fréquences lentes, elle est pour moi. Ses zébrures la trahissent. Une fois les yeux dessus, on ne voit plus qu’elle. Voilà même qu’elle se nourrit, se soulevant entre deux eaux pour intercepter les larves venant à la surface. Que la nature est belle, que le spectacle qui s’offre à moi est beau, je suis un privilégier, j’en suis certain.

Tellement longtemps que je n’ai plus goutté à cette sensation, tellement longtemps que je n’ai plus tenté de tromper dame fario. Je reste sur la berge, la végétation ne m’empêche pas de fouetter. Ma petite cuivre fera l’affaire, même nouée après un bon quatorze centièmes. Quelques mouvements très secs avec la canne sur une faible amplitude m’aideront à sortir le bas de ligne en entier après l’anneau de pointe. Trois ou quatre mouvements pour régler la mire, pour sortir les mètres de soie nécessaire pour atteindre mon objectif. La soie couleur ivoire danse dans les airs après des semaines enroulée dans le moulinet immobile et inactive. C’est maintenant, le premier poser. La nymphe cuivrée vient percer la surface de l’eau environ trois mètres en amont de la truite. La pointe reste bien détendue, on a connu pire pour un premier poser, je suis satisfait. La dérive se fait, je suis prêt, excité, heureux, impatient, curieux et attentif. Sans même animer la nymphe, la truite avec ses couleurs or et charbon vient aspirer mon imitation comme si celle-ci était une vraie bestiole.

La soie s’arrache de la surface avec violence pour la première fois, elle reste tendue signe d’une pleine réussite.

La truite est mécontente et elle le montre. C’est un départ tout en forces qui intervient alors. Elle est au bout, je vis mon premier combat de l’année, c’est reparti ! Après quelques tentatives pour me fausser compagnie, j’arrive à l’amener en surface afin de la glisser dans l’épuisette…

-Papa ! Papa !

-Hum…Quoi ! Qu’est qu’il y a ?

-Tu t’es endormi devant la télévision, réveille toi.

Mon Dieu, ce n’était qu’un rêve…Il faut malheureusement encore attendre trois longues semaines, trois longues semaines à rêver dès que l’occasion se présentera, d’ici là, j’en aurai déjà pris pas mal de truites.