Voir, apercevoir, distinguer, entrevoir, discerner, ou même deviner, imaginer jusqu’à soupçonner une présence, une forme, une vie. C’est la seule et unique obsession du pêcheur à vue.

Dès que le premier pas se pose sur le sol d’une berge, les yeux du pêcheur à vue que je suis entrent en action dans le but de trouver leur proie. Au départ, le regard balaie le premier mètre de bordure. Le corps ne bouge plus, seuls les yeux sont en mouvement. Ils analysent et scrutent chaque mètre cube d’eau. Le manège se répète tout en en s’éloignant progressivement de la berge. Plus la longueur de recherche s’allonge, plus les doutes grandissent. Une truite immobile posée au loin peut être confondue avec de nombreuses choses au fond de l’eau. Cela donne des scènes de pêches cocasses au final.

Cette quête de la recherche visuelle peut varier avec une grande amplitude selon la densité de truites de la rivière pêchée bien entendu. Les sens du pêcheurs deviennent ceux d’un traqueur hors pair quand les truites se font rares. Ce qui est le cas sur les parcours que je pêche. Toute cette démarche avant même de pêcher devient alors une arme redoutable qu’il faut maitriser parfaitement dans ce cas précis. Cela conditionnera la réussite ou pas de vos parties de pêche. Mais c’est à mon avis surtout l’occasion d’éveiller des sens proches du chasseur. Ceci afin de localiser et d’approcher la truite que l’on convoite de la meilleure des façons. Voir sans être vu. C’est tout un art et surtout un kif incroyable.

Durant ces instants qui peuvent se mesurer parfois à la quasi-totalité de l’action de pêche, le pêcheur est déconnecté du monde réel. Il n’y a plus que lui et les truites qu'il cherche à voir. Chaque pas aura son importance, chaque mouvement devra être réfléchi au risque parfois de faire fuir le seul poisson qui aurait pu être attaqué.

Le mouvement et le positionnement soleil/ombre sont les priorités. C’est un jeu de cache-cache pêcheur/poisson. Il est parfois déroutant, surprenant mais surtout passionnant. Quand la truite entre enfin dans le champ visuel, entièrement ou seulement de façon partielle, la quête touche à sa fin. Elle n’a pas fui, elle continue à se nourrir, les nageoires ne s’affolent pas, tout a été fait comme il faut. C’est déjà une victoire en soi. Pourvoir admirer cette truite dans son élément sans qu’elle ne devine notre présence avec souvent une certaine proximité. Quel régal !  

Le sentiment est d’autant plus fort si la recherche a été longue. Si c’est un poisson inconnu sur un parcours connu. Si le poisson a été localisé dans des conditions difficiles (eau un peu piquée par exemple). Si le poisson est gros, très gros. Le moment où on le voit, ces quelques secondes où cette forme toute fuselée pleine de zébrures passe devant nos yeux est une émotion sensationnelle. Elle peut provoquer un brin de stress, voir carrément de la panique pour certains. Il y a des pêcheurs plus sereins que d’autres, plus expérimentés. Difficiles de savoir comment tous réagissent mais aucun ne peut y être insensibles.

De mon côté, et ce malgré trente-cinq saisons de pêche à la mouche au compteur sur les rivières franc-comtoises, je conserve un brin de fébrilité. L’adrénaline est toujours présente et je m’en réjouis. L’effet reste identique même après toutes ces années. Le plus frustrant serait d’être blasé par cette apparition tant désirée. Cela serait sans doute le signal pour dire stop. Cet instant précis où je localise la truite...Mon Dieu, j’adore ça ! Voir donne ce privilège également de faire son analyse des options à prendre pour l'attaque du poisson et éventuellement le combat derrière. Dès qu'il est repéré, tout s'enchaine dans notre tête. Le feuilleton se fait avant d'être vécu. C'est génial et bien souvent, le scénario n'est pas suivi à la lettre...En particulier par le poisson !

L’acte de pêche derrière n’est qu’un bonus, mais il est nécessaire pour avoir les émotions qui précèdent. Faire la même chose sans le but de prendre la truite en fin d’action n’a pas la même saveur, loin de là. Pêcher sans la recherche à vue n’a rien de comparable non plus. C’est un tout indissociable.

La pêche à vue nous offre en plus de cette recherche, une autre émotion unique. Cet instant où le pêcheur comprend que la truite va venir prendre sa nymphe jusqu'à ce qu'elle ouvre la gueule. Cela peut se traduire pour un déplacement important du poisson, un léger mouvement de tête, voir même simplement les yeux de la truite qui basculent. Tous ces indices laissent à penser que la conclusion sera bonne. Cette pêche nous propose d'être acteur et spectateur dans le même instant de scènes incroyables à chaque fois renouvelées.  

C’est pour toutes ces raisons qu’il m’est impossible de pêcher autrement qu’à vue. Toute cette quête sans pêcher me procure plus de sensations que l’acte de pêche en lui-même. C’est au-dessus de tout. Il faut que je cherche et que je vois ce qu'il se passe ensuite.

Comment pêcher sans voir après avoir vécu autant d’années à faire le contraire ? Impossible, tout simplement impossible pour moi.