« Un demi s’il vous plait madame Annie ! »

Cette phrase résonne toujours en moi. Je l’ai entendu des dizaines de fois prononcé par André Terrier mégot serré entre les dents au sein du Café Ayel après une partie de pêche.

Madame Annie s’est éteinte des suites d’une longue maladie comme il est coutume de le dire ce lundi matin. C’est toute une époque de notre village qui part avec elle et aussi une partie de ma vie personnelle. J’ai passé tellement de temps dans ce bar que j’éprouve le besoin d’écrire suite à cette terrible nouvelle. De mon point de vue, il est fondamental de se souvenir d’où l’on vient. Je sais très bien que sans cette femme, sans sa famille, je n’aurais peut-être pas vécu ce qui je vis aujourd’hui.

Le bar Ayel qui avait donc pour patronne Annie, a été durant de longues années ma deuxième maison. C’est très paradoxal d’ailleurs d’avoir un tel lieu comme repère pour un garçon comme moi qui n’a jamais bu une goutte d’alcool de sa vie. Mes parents, à l’époque, étaient des inconditionnels de ce genre de lieux. Disons qu’ils y passaient la plupart de leur temps libre. Donc très tôt, bien avant mes dix ans, je n’avais d’autre choix que de les suivre. Nous avons emménagé en 1981 à Crotenay. A l’époque, comme dans bien des villages, il y avait plusieurs bars. Le café Ayel parle forcément à tous les pêcheurs puisque c’est là que pendant très longtemps vous êtes tous venus prendre vos cartes de pêche que cela soit pour la rivière ou pour les étangs communaux. Annie, en plus de toutes ses occupations, prenait le temps pour les pêcheurs qui souhaient acheter leur carte.

Au départ, je venais donc de façon un peu « forcée » pour suivre mes parents. Je passais mes soirées là-bas à écouter les conversations des adultes, à respirer toutes les émanations des fumées de cigarettes et attendre qu’ils veuillent bien se bouger pour rentrer à la maison. C’est allé très loin au fil des années car l’alcool a complètement détruit notre famille. Je me souviens de ce soir où la catastrophe a été évitée de justesse. J’étais avec mon père qui tenait debout sans trop savoir comment. Il m’avait demandé de prendre le volant pour le ramener à la maison avec sa 1510 Talbot…J’avais 12 ans. J’ai pu démarrer et faire les premiers mètres, mais au moment de braquer le volant au stop devant le bar, je n’ai pas eu la force et j’ai pilé juste devant les pompes à essence ! C’était mon quotidien de jeune adolescent.

Et puis mon père, entre la vie et la mort, est parti se faire soigner de l’alcoolisme grâce à ma grand-mère paternelle. Ma mère, elle, a continué, seule cette fois. Mon père étant à l’hôpital, ma mère le plus souvent absente du foyer familial, j’ai vécu très longtemps en presque totale autonomie. J’avais 13 ans. C'est à cette époque que je "dealais" mes truites contre de l'argent et bien d'autres choses.

C’est à ce moment là que le village a joué un grand rôle pour moi et donc mon avenir. Annie et sa famille en particulier. Au fur et à mesure que les semaines passaient, tout le monde savait que mon père n’était plus là et que ma mère était seulement de passage à la maison. Du coup, les gens s’occupaient de moi, ils me gardaient à manger chez eux le soir…Et c’est chez Annie, au bar du village une fois de plus où j’ai passé le plus de temps. Je me souviens que tout le monde avait de l’attention pour moi. A 13 ans, je jouais le soir au billard français avec « mes petits vieux » au lieu de bosser mes cours. Le Lulu, le Jules, le Dominique, tous aujourd’hui disparus. Ils m’ont appris à jouer et j’avais une place privilégiée autour du billard. Après la partie, très souvent, Annie me proposait de passer derrière le bar pour rejoindre la cuisine et manger avec eux. Eux, c’était aussi les deux filles, Anne-Sophie et Nathalie. Je pense très fort à vous deux aujourd’hui sans oublier Dédé. Je me suis ainsi immiscé de très nombreuses soirées comme quelqu’un de la famille. Le week-end, l’autre groupe d’anciens me laissait une place autour de la table de belote. Avec le Coucou, l’Edmond, j’ai passé tellement de bons moments. Ils m’ont fait traverser cette période de ma vie avec un sourire presque permanent. Ce bar était véritablement ma deuxième maison. Le lieu où je me sentais aimé ce dont j'avais cruellement besoin.  

En rentrant du collège, je regardais systématiquement si je voyais la deux-chevaux jaune d’André Terrier sur le parking. Je courrais de l’arrêt de bus pour aller chez l’Annie. L’école est devenue pour moi plus que secondaire. J’étais heureux chez l’Annie. Il y avait toujours les mêmes personnes qui avaient des tonnes de choses à raconter. Et quand André faisait le show en racontant sa dernière truite, son dernier tournage TV, c’était des moments fantastiques. Des moments inoubliables.

« Un dernier verre madame Annie s’il vous plait, mes femmes vont finir par grogner si je traine trop ! »

Oui Annie, tu as beaucoup fait pour moi. Tu m’as maintenu dans le bon chemin et il est évident que sans cette attention pour moi et ma situation, ma vie actuelle aurait pu être différente. Ta disparition m'a beaucoup touchée.

Merci Annie. (Photo source Le Progrès)

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